RENCONTRE AVEC JEAN-FRANÇOIS SCHMIT

    Q.

    Tout d’abord, pourquoi avoir choisi l’architecture?

    R.

    À l’origine, je voulais m’inscrire dans la section peinture des Beaux-Arts. Mais, vis-à-vis de mes parents qui avaient bénéficié de l’ascenseur social républicain et gardaient les réflexes des gens issus de familles modestes, ce choix était difficilement défendable. Il se trouve que mon père dirigeait à l’époque l’administration postale de la Bourgogne, ce qui l’amenait à côtoyer beaucoup d’architectes à l’occasion de la construction de centres de tri, de bureaux de poste, etc. Et à Auxerre, où j’habitais alors, Michel Andrault et Pierre Parat avaient construit le bâtiment du Crédit-Agricole, une boîte en béton et verre fumé qui m’impressionnait autant que l’architecture médiévale de la région que j’appréciais beaucoup. J’ai donc fini par faire une concession pour l’architecture. Inconsciemment sans doute, j’ai compris que la discipline qui se tenait toujours entre la part du rêve et la part du faire pouvait me convenir.

    Q.

    Quel est ton premier souvenir d’architecture?

    R.

    Je me souviens de la maison natale de Gustave Eiffel, à côté de mon école. Eiffel est une personnalité que j’admire encore, mariant l’ingénieur et le rêveur. Je suis attiré par l’architecture du fer, l’acier, de façon générale. Je me suis d’ailleurs aperçu par hasard que les dimensions de la Galerie des machines, construite par les entreprises Eiffel lors de l’Exposition Universelle de 1889, correspondaient en hauteur et en largeur aux dimensions de Cargolux !

    Q.

    Tu arrives donc à l’école d’architecture avec un goût pour l’ingénierie après avoir voulu être peintre. Comment se déroulent tes études ?

    R.

    À l’époque, le mot architecte était pratiquement interdit, il y avait un véritable tabou sur la création. On se tournait plus volontiers vers les figures des « ingénieurs ingénieux » ! Je me suis inscrit à UP2 (unité pédagogique de Nanterre), chez Paul La Mache, un peu par hasard, parce que j’y connaissais un étudiant venant, comme moi, d’Auxerre. Après un premier cycle plutôt amusant, où tu découvrais l’architecture, tu apprenais à l’aimer et à la comprendre, l’atelier devenait très ennuyeux. Le travail en agence apparaissait comme une échappatoire. Je me suis retrouvé chez Chauveau, qui reconstruisait tous les hôpitaux du quart nord-est de la France, chez Philippe et Martine Deslandes, ou à l’atelier Gamma que j’aimais bien parce qu’il était situé dans la tour Croulebarbe, un gratte-ciel en fer dessiné par Édouard Albert. J’ai aussi suivi pendant un an comme auditeur libre le module sur « le mode de projetation » dans le cursus Uno d’Henri Ciriani.

    Q.

    Le retour à la ville et le post-modernisme émergeaient et n’allaient pas tarder à devenir la doctrine dominante. Tu évoluais dans une tout autre ambiance : peux-tu nous décrire un peu ce qui vous motivait, toi et tes confrères ?

    R.

    Il y avait parmi mes camarades une sorte de culte de la légèreté à outrance, un goût prononcé pour les toiles tendues, les architectures gonflables. Quelques années au-dessus de moi, étudiait Jean-Robert Mazaud, le fondateur de l’agence S’pace, qui était un ardent partisan du solaire… Nos projets d’étudiant tournaient autour des figures des panneaux photovoltaïques, des façades végétales, ou des structures légères inspirées de Frei Otto. C’est amusant de voir que trente ans après ces thèmes alternatifs sont devenus mainstream !

    Q.

    De la légèreté à l’aviation, il n’y a qu’un pas. Tu côtoies le monde de l’aviation dès cette époque, bien avant de construire des hangars pour cet univers.

    R.

    Jean-Paul Saint-James, un membre de l’atelier La Mache, travaillait quasiment à plein temps chez Hans-Walter Müller (le pape de l’architecture gonflable NDLR) et était toujours à la recherche de petites mains. Je suis donc allé découper et souder des gonflables près de l’aéroport de la Ferté-Allais, où Müller ason habitation-atelier. L’isolation acoustique d’un gonflable étant quasiment inexistante, on entendait les vieux avions qui faisaient des entraînements à la voltige. Je m’y rendais accompagné de Luc Geiser, mon meilleur ami à l’école, dont le père architecte était un des inventeurs de l’aile delta et faisait des ULM. Luc lui-même s’était lancé dans un projet de montgolfière unipersonnelle – le Zépi – et voulait tenter une traversée de l’Atlantique. Donc oui, il y avait autour de nous cette proximité des objets aériens, un univers de toiles tendues, de structures légères… le tout dans une ambiance très festive chez Müller, il ne faut pas oublier de le préciser !

    Q.

    Du gonflable on te retrouve chez Renzo Piano. Comment passes-tu de l’un à l’autre ?

    R.

    Une fois mon diplôme en poche, j’ai décidé de devenir entrepreneur, en association avec mon ami Blanc-Garin des Arts Décoratifs. L’idée était de rénover rapidement des locaux, de faire la peinture, la menuiserie, un peu d’électricité. Ça a duré un certain temps, jusqu’au jour où une de nos clientes s’est avérée être la directrice du Centre de création industrielle (CCI). Son mari travaillait chez Piano et m’a proposé de m’aider à rentrer dans l’agence parisienne qui était tombée un peu en sommeil depuis Beaubourg ; Renzo cherchait à la relancer.

    Q.

    Comment était l’agence à l’époque et qu’y as-tu devant le fait?

    R.

    Piano finissait le concours de reconversion des usines Schlumberger à Montrouge. Il y avait à l’époque trois anciens de Beaubourg – Nori Okabe, Bernard Plattner et Mike Dowd – et trois jeunes – un Américain, Tom Hartman, un Suisse, Christian Süsstrunck, et moi. J’étais le seul Français : Piano avait à l’époque une grande méfiance des Français qui lui paraissaient trop jouer les artistes ! Or à l’époque, il ne s’agissait pas de dire que l’on faisait de l’art, ni même de l’architecture : on construisait ! J’ai vite travaillé sur le projet de Schlumberger, une commande énorme de 180 000 m2, dessiné « en temps réel ». Piano venait de gagner la consultation mais les travaux avaient déjà commencé ! Il fallait tenter d’influer sur les travaux en cours et simultanément développer le projet.

    Q.

    C’est à la même époque que tu développes tes premiers projets ?

    R.

    Je suis resté chez Piano six ans comme salarié mais j’avais pris la décision de quitter l’agence dès la cinquième année, même s’il y avait une très bonne entente entre lui, les anciens et moi. Je ne me voyais pas travailler éternellement à l’agence. Piano m’a demandé de rester un an supplémentaire et, en contrepartie, il me donnait mon premier chantier en libéral, la reconstruction de locaux d’entretien pour la ville de Paris. C’était une marque de confiance de sa part. Une autre raison qui a motivé mon départ est que j’avais été retenu sur la deuxième phase du concours pour le musée des Télécommunications à Pleumeur-Bodou, projet que je développais en parallèle à mon travail pour Piano. J’ai été lauréat de la consultation mais, pour des raisons d’ordre politique, la commande a finalement été confiée à un confrère local…

    Q.

    Un échec qui fait partie du parcours quasi normal des architectes. Cependant, peu de temps après, tu rebondis : et tu te trouves dans « les architectes de moins de quarante ans »…

    R.

    Je me suis vite rendu compte que le statut d’« ancien de chez Piano » n’était pas forcément un atout aux yeux des maîtres d’ouvrage qui imaginent vite que tu es cher ou qui estiment tu ne seras pas capable de te débrouiller de projets de moins de 10 000 m2 ! En activant mes contacts, et aussi en réparation de l’expérience malheureuse de Pleumeur-Bodou, j’ai pu construire trois bureaux de Poste à Gravigny, Saint-Germain-lès-Corbeil, Châteaudun et le bâtiment des radiocommunications de Villejuif. La Poste de Gravigny a été publiée et m’a permis de figurer dans l’exposition des « Architectes de moins de quarante ans » à l’Institut français d’architecture (IFA), ce qui m’a permis d’être remarqué et invité à concourir pour le Technocentre de Renault, à peine l’exposition terminée ! J’ai eu beaucoup de chance car, accaparé par mon travail à l’agence Piano, je n’avais participé à aucune session du PAN (programme architecture nouvelle) ni pu postuler aux albums de la jeune architecture : les deux portes d’entrée de l’époque à la commande et aux concours.

    Q.

    Qu’as-tu retenu de ton passage chez Piano ?

    R.

    L’expérience Piano a été très importante, au point que je n’ai pu m’en détacher que cinq ou dix ans après. Le personnage m’a marqué autant pour son architecture que par sa personnalité : son enthousiasme, son absence d’angoisse, sa gentillesse, son côté colérique, et aussi son côté très paternaliste qui, dans le fond, m’allait bien ! Ce que j’ai appris chez lui, c’est une notion d’économie, acquise principalement au contact des industriels qui étaient nos maîtres d’ouvrage. Certes, le programme de Montrouge était constitué à 90 % de bureaux, mais il restait une partie industrielle, avec des laboratoires, où l’on faisait de la recherche sur l’électronique, le pétrole…

    Q.

    Tes méthodes de travail se mettent en place à cette époque. Pourrais-tu les décrire ?

    R.

    Chez Piano, j’ai découvert le monde des industriels, appris à simplifier un projet, hiérarchiser les idées, choisir où va l’argent. Dès le début des études, je travaille en coupe et je développe une première série de détails. À mes yeux, ces documents sont aussi importants que l’implantation et le schéma des flux. Par rapport aux années 1980, nous nous sommes assagis et nos détails ne sont plus aussi compliqués et sophistiqués qu’alors, mais ils restent indispensables. Je suis de ceux qui pensent que la qualité d’un bâtiment tient au détail. Une idée géniale construite avec des détails mal conçus fera un bâtiment raté.

    Q.

    Comment est organisée l’agence ?

    R.

    Elle est organisée sur le mode informel ! Après une vie d’architecte libéral, j’ai associé il y a dix ans les trois plus anciens membres de l’agence ; cependant les rôles restent toujours un peu flous. Je me charge des esquisses au début de chaque projet, puis les bâtiments sont développés en commun, mais je reste très présent, soit que je ne lâche pas assez la bride à mes associés, soit qu’ils faillissent à s’en emparer ! L’ambiance reste, je pense, excellente, très familiale, un héritage « renzopianien »… Nous traitons trois types de programme : l’industriel, les équipements pour l’enseignement et le logement. En ce qui concerne le logement, je pense fondamentalement qu’une agence ne peut se passer d’en faire. Je suis toujours très heureux d’y être confronté, même si les contraintes inhérentes à ce type de programme sont très pesantes : l’importance des normes, les budgets réduits, la médiocrité des terrains et des contextes…

    Q.

    Tu travailles pour le public et le privé, quels enseignements tires-tu de ces deux modes de commande ?

    R.

    Le privé ne choisit pas un projet mais une relation de confiance qu’il a pu construire avec toi. Cela arrive parfois dans le public – un maître d’ouvrage avec qui tu as eu un bon contact te rappellera si le projet s’est déroulé sans accroc – mais la majorité de la commande est attribuée par concours. Cette procédure est intéressante pour les jeunes architectes, elle présente cependant le défaut de t’enfermer dans une image dès le début du projet. Or, pour battre les autres, il faut souvent jouer sa partition un peu trop fort, après quoi tu te trimballes ton contre-ut jusqu’à la livraison du bâtiment ! Chez les industriels, c’est moins vrai, ils ne sont pas tenus par la loi de livrer un édifice fidèle à l’image d’un concours et font rapidement évoluer le projet.

    Q.

    Tu affirmes que l’industrie et les projets publics se complètent l’un l’autre. Comment est-ce possible ?

    R.

    Hangar ou école, tous ces projets sont développés en parallèle à l’agence et se nourrissent les uns les autres. Le détail d’une façade de crèche s’inspirera d’une solution trouvée sur les portes de 30mètres de haut. La précision de l’industrie, dans le dessin, dans les délais et face au budget s’applique aux projets publics. En dépit des difficultés que pose cette diversité – il serait plus facile pour avoir des commandes de se spécialiser dans un seul type de bâtiment – je pense avoir eu raison de maintenir une activité hybride. C’est plus stimulant pour moi et les membres de l’agence qui ne passent pas leur vie sur un type de projet, et c’est une base plus solide pour l’évolution de la société.

    Q.

    Qu’est ce qui caractérise ton architecture ?

    R.

    D’un projet à un autre, on retrouve des préoccupations constantes, comme l’apport de lumière naturelle, la gestion des flux, ou encore le refus d’un formalisme brutaliste. Mais en plus, sur chaque projet, j’essaye de trouver un élément non prévu au programme, un élément que le client n’avait pas imaginé. Sur le PIM2, ce serait la rue intérieure séparant les ateliers des bureaux, avec ses plantes. Sur Blagnac, l’élément en plus est un passage qui facilite la rencontre entre « cols blancs » et « cols bleus ». Un autre point important est la volonté d’arriver à construire des projets apparemment simples, faciles à lire et à comprendre, qui permettent aussi aux architectes de l’agence de s’en emparer pour les développer. On peut comparer Cargolux à un grand coléoptère – c’est comme ça que je me le raconte –, Cambrai se décrirait comme un grand volume de bois horizontal, un peu bricolé. Enfin, on retrouve aussi au fil des projets un goût pour la légèreté, un travail autour du squelette que l’on habille. Mes bâtiments suivent souventun même schéma : une base statique, ancrée dans le sol, et une couverture aérienne, fluide. D’une façon plus générale, je dirais que la structure est un thème récurrent à l’atelier et que le bâtiment fasse 50 m2 ou 50 000 m2 ne change pas la question. Nous l’avons vérifié lors de la construction de logements en ossature bois rue du Mont-Cenis à Paris.

    Q.

    Mais dès que la structure devient trop importante, l’ingénieur ne supplante-t-il pas l’architecte ?

    R.

    Les choix esthétiques fondamentaux doivent être faits avec un ingénieur, dès le début des esquisses. La structure est intimement liée au projet et, la compréhension de la structure et celle du projet doivent avancer en parallèle. Il faut avoir une relation privilégiée avec les bureaux d’étude : c’est pour cela que j’aime travailler avec des gens comme Florent Millot, ingénieur spécialisé en structure métallique, sans doute le meilleur en France, avec qui nous avons mis au point les principes de la charpente métallique de Blagnac et de PIM2.

    Q.

    Tu as récemment participé au concours pour ITER, un bâtiment de fabrication des bobines de champ poloïdal. N’est-on pas, une fois encore, mais pour d’autres raisons, aux limites du travail d’architecte ? La nécessité et la possibilité de faire de l’architecture sur ce type de programme semblent infinitésimales, j’en veux pour preuve le peu convaincant programme nucléaire mené par Pierre Dufau, Claude Parent et consorts.

    R.

    Je ne suis pas d’accord. Je trouve que, quel que soit le programme, il n’est jamais aux limites de l’architecture. À l’atelier, nous cherchons toujours à apporter un élément en plus qui facilite le déroulement du chantier et rende agréable la vie dans l’entreprise. Une sorte de générosité, propre au métier d’architecte, qui vise bien sûr l’amélioration du cadre et des conditions de travail, pas uniquement qu’il y ait un nombre adéquat de lavabos, mais que chacun dispose de vues sur l’extérieur, d’espace supplémentaire, d’une acoustique agréable et de possibilités de lieux paisibles, harmonieux, reposants ou inattendus dans les déplacements. Pour ITER, nous avons beaucoup travaillé sur les illuminations naturelles. Évidemment, tu veux que le bâtiment soit agréable à regarder, mais le point central est de proposer plus aux gens qui vivent dans cet univers pas très marrant, en tirant parti du potentiel poétique de ce gigantisme industriel. Nous le vérifions encore en travaillant actuellement sur une usine d’hélicoptères au Bourget et sur le site d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure. Dans ces deux projets énormes, je n’ai pas l’impression que notre implication soit un prétexte.

    Q.

    Comment vois-tu évoluer le métier en 30 années d’exercice ?

    R.

    La quantité d’études que l’on fait aujourd’hui, pour un bâtiment, est incroyable. Sur le projet de Schlumberger, il n’y avait qu’un plan de chaque niveau au centième, un détail des sanitaires au vingtième, deux coupes à cette même échelle et quelques détails. Le niveau professionnel s’est élevé, les étudiants d’aujourd’hui ont un savoir-faire formel, urbanistique incroyable, ils sont meilleurs que les praticiens de mon âge même si leurs projets me semblent souvent un peu formatés, prêts pour la publication ! On est peut-être à l’aube d’un bond incroyable dans l’architecture, comparable à celui qui s’était produit dans l’art contemporain, qui sait ?

    Q.

    Y a-t-il des projets que tu regrettes de ne pas avoir pu réaliser ? Au final, te définirais-tu comme un artiste, un architecte ou un constructeur ?

    R.

    Je regarde les concours perdus et, à de rares exceptions près – ITER, le stock des pièces nucléaires d’EDF à Velaines, ou le musée de Pleumeur-Bodou –, je ne regrette rien, comme on dit. Certes, lorsqu’on perd un concours, la tentation est grande d’accuser le jury de partialité, mais la réalité est que souvent le projet n’était pas si bon que ça, en tout cas, pas assez convaincant.

    Il y a dans l’architecture la même jouissance que dans la cuisine : imaginer en disposant les ingrédients, participer à la fabrication en rectifiant légèrement pendant le chantier et livrer aux utilisateurs le fruit de leur désir et de notre travail. Artiste, architecte, c’est évident : mais c’est l’architecture qui prime ! Après toutes ces années d’exercice, le plus important pour moi est de construire les bâtiments que nous dessinons et que nous aimons. Donc, constructeur !